Marseille, 1936
Huile sur toile, signée en haut à droite
50 x 65 cm
Provenance :
Famille de l'artiste
Collection privée, Paris
Expositions :
1968 : Montréal, Theo Waddington Galleries
1969-70 : San Francisco, Hoover Galleries
1971 : Londres, Victor Waddington Galleries
SOUS L’ÉGIDE DU TRANSBORDEUR
En 1936, date à laquelle André Lhote exécute ce tableau, la haute structure du pont transbordeur domine encore le port de Marseille. Construit pour rejoindre les deux rives du port, ce pont est constitué de deux pylônes de près de 90 mètres de haut, reliés par un tablier que les piétons pouvaient emprunter et qui abrita un temps un restaurant. Mais l’intérêt du transbordeur est surtout qu’il permet de soutenir une nacelle en mode de plateforme, faisant la navette entre le quai du Port et le quai de Rive-Neuve en une minute trente. Depuis son inauguration en 1905, l’ouvrage a reçu un accueil mitigé de la part des habitants comme de la part des peintres. Le pont transbordeur fait un peu figure de Tour Eiffel marseillaise dans sa réception, il acquiert une valeur assez symbolique et cristallise en quelque sorte le débat de la modernité. Accusé de défigurer le paysage, dans les tableaux consacrés au port, il est souvent purement et simplement rayé de la carte. Envolées comme par magie les cinq cents tonnes de ferraille qui entourent les bassins de leurs solides épaules.
Ce n’est certainement pas Jean-Baptiste Olive qui va l’immortaliser. On préfère très souvent le gommer, oublier sa tutelle sur la forêt de mâts des bassins.
Les photographes d’avant-garde y auront en revanche trouvé leur compte avec un motif dont Moholy-Nagy, Germaine Krull, entre autres, explorent avidement les arcanes et les contrastes dans les années 1920.
Certains peintres voient aussi dans cette élégance aérienne le surgissement d’une forme de modernité, qui se trouve être en phase avec leur travail.
Ce fut notamment le cas de Charles Camoin, de Louis Mathieu Verdilhan ou d’Albert Marquet, qui représenta souvent le pont transbordeur observé à l’occasion de ses séjours à Marseille, principalement pendant la Première Guerre, entre 1915 et 1918.
Vingt ans plus tard, Lhote n’omet pas, lui non plus, de le représenter dans cette vue du port prise, en plongée, depuis le bassin du carénage. La structure effilée du pont s’élance vers les nuages tandis que le fort Saint-Jean impose sa tour carrée entre les deux jambes de fer. Lhote semble ainsi avoir trouvé le moyen plastique de représenter le pont transbordeur sans y sacrifier les éléments essentiels de son paysage, réminiscence du cubisme. La Tour du Roi René et celle du Fanal pour le fort Saint-Jean, l’église de la Major, l’église Saint-Laurent… pour Lhote, le transbordeur semble également faire partie des monuments incontournables du Vieux-Port. Cet ouvrage aura donc divisé les peintres, d’une part entre les partisans d’une réalité contemporaine, empruntant la même voie que celle de la photographie et d’autre part, les tenants, souvent locaux, d’une vision intemporelle du port, d’une Provence immuable, héritée des conceptions du Félibrige qu’ils auront de la peine à faire cohabiter avec la modernité galopante du XXème siècle.
Le schisme prendra fin en août 1944 : les allemands font sauter le pont, qui ne sera jamais reconstruit. Pendant une année, une partie du pont était toutefois restée debout avant sa destruction complète en septembre 1945, ne laissant presque rien subsister de ce qui, pendant près de quarante ans, alimenta les joutes verbales des marseillais et davantage encore dans le milieu artistique.